08/12/2016

J'ai fini le jeu. Et après ?

(Dans l'article qui va suivre, je vais utiliser la notion de folie de façon très libérale, parce que c'est aussi ce que fait le jeu. TW psychophobie ? Je suppose ?)

Quand Pixpins m'a demandé de jouer à Fran Bow, elle voulait connaître mon opinion sur l'histoire et les différents rebondissements.

L'histoire de Fran Bow joue énormément sur le plus vieux code du fantastique : la dualité de l'explication. Dans le fantastique classique, les événements dépeints reçoivent deux explications, montrées comme ayant chacune le même poids. L'une est une explication rationnelle/scientifique/n'impliquant pas de redéfinir notre vision du réel, tandis que l'autre est surnaturelle ou implique de redéfinir notre vision du réel.

Passons rapidement sur les types d'explications surnaturelles (des fées, des mondes parallèles, le destin, etc.) ; les explications naturelles vont se retrouver en gros dans trois catégories.
  1. Les événements du récit sont liés à des phénomènes naturels inconnus à l'époque du récit, mal compris par les protagonistes, ou intervenant d'une façon qui les rend suspects. Exemple : ce tweet.
  2. Les événements du récit ont été manipulés par des personnages connus ou non pour gaslighter les protagonistes. Pensez à la fin du film Sherlock Holmes. Pensez à n'importe quel spectacle d'illusionniste.
  3. Le narrateur est FOUUU OUH LA LA IL NE SAIT PAS CE QU'IL DIT NOUS NE POUVONS PAS LUI FAIRE CONFIAAAANCE A-T-IL VU DES FÉES ÉTAIT-CE DANS SA TÊTE
Pour des raisons que je ne vous ferai pas l'affront d'expliquer, la dernière catégorie est considérée comme la plus faible forme d'explication logique, et insultante pour la personne qui a suivi l'intrigue. C'est vieux, comme retournement de situation.

Toutefois, hors du "fantastique" classique, elle est explorée dans d'autres histoires. Pensez à Suckerpunch, où l'héroïne est censée explorer sa psyché dans un rêve dans un rêve. Pensez à Trimoria, où nous parcourons métaphoriquement la "ville", la construction mentale à laquelle le héros se consacre pour échapper à un monde réel qui ne fonctionne pas pour lui.

Eh bah à mon avis, Fran Bow, ça a le cul entre deux chaises.

Si nous partons sur l'explication surnaturelle/"la réalité n'est pas aussi étriquée que tu crois et toutes tes visions sont vraies", nous avons quelques petites choses qui tiennent debout :
  1. La violence de l'univers. Même chez les hommes-légumes, certaines choses sont vraiment creepy. L'univers tel que nous le connaissons n'est déjà pas doux, pourquoi sa version ultraréelle le serait ?
  2. Les interactions entre la réalité et l'ultraréalité. Des mécanismes de jeu nous ont montré que quand Fran utilise ses médicaments, elle devient invisible pour les PNJs et peut récupérer des objets. 
  3. Le fait que Fran récupère au cours de ses voyages dans les autres mondes des informations confirmées par des personnages de la réalité (... si c'est bien la réalité).
... et d'autres choses qui ne fonctionnent pas.
  1. Attends, dans ce monde violent et creepy, Fran est l'élue d'une prophétie ? Prophétie dont on ne fait que nous parler vite-fait à la fin ? Mais ? À quoi ça ressemble, ça ?
  2. Les nouvelles données sur l'univers tombent à la tête de Fran, qui semble les rationaliser au fur et à mesure à travers les PNJs qui ont l'air de savoir de quoi ils parlent. Comme si elle cherchait un sens à ses hallucinations.
  3. Quel est le quoi de qu'est-ce en général de quoi ? Comment ça marche, cette histoire d'ultraréalité où tout arrive en même temps et des fées se cachent et ?????????
Bref. L'explication rationnelle serait que Fran est "FOOOOLLE", ou que lui filer des médicaments expérimentaux après le meurtre de ses parents lui a complètement démoli l'esprit.

Mais le jeu refuse de nous dire clairement "Ouaip, c'est ça, rien n'est vrai, elle a complètement lâché prise et vous voyez son escapade mentale", ce qui implique soit que la fin est censée être ambigüe, soit que l'univers de Fran Bow est effectivement un univers de fantasy.

J'aime la fantasy, j'aime un worldbuilding qui twitche les lois de la physique et qui ne se contente pas de dire "bah c'est comme Tolkien et puis pouf", et Fran Bow m'a paru s'orienter par là avec toutes ses histoires de "notre monde n'est qu'un plan d'existence parmi d'autres et on va se balader et découvrir des choses". Toutefois :
  1. La Terre est le troisième monde, la dimension des hommes-légumes est le deuxième monde, l'antre de la Mère De Toutes Les Ténèbres est le cinquième monde. Pourquoi on n'a pas le droit d'aller dans le premier, la demeure des Valokas ? OK, c'est peut-être un peu trop sacré pour Fran, mais pourquoi personne ne mentionne jamais le quatrième monde ? C'est un peu frustrant, question création d'univers.
  2. Fran ? Est ? Élue ? D'une prophétie ? Comment ? Pourquoi ? À quoi ça sert de louvoyer entre les clichés de la fantasy si c'est pour nous jeter au visage le pire de tous, celui qu'on ne veut plus voir, celui qui nous fait jeter des livres décents sur des murs de rage ?
  3. Et puis même, sachant que le troisième monde (la Terre) est splitté entre plein d'instances différentes, Fran existant en de multiples exemplaires, comment tu sélectionnes une élue là-dedans, qu'est-ce que c'est que ce dawa ?
  4. Vu que des personnages prétendent être "la Dépression elle-même", "la Peur elle-même", "la Légère Déception elle-même", je m'attendais à ce qu'on s'attarde un peu plus sur le statut des émotions humaines (ou, pour ouvrir le truc, de toutes les espèces capables de ressentir des émotions). Parce que le fait que les émotions de Fran et des autres personnages influent sur "l'ultraréalité" n'implique pas nécessairement que l'hypothèse "Fran est folle" soit la bonne, s'il est affirmé que l'esprit de Fran a un pouvoir sur l'ultraréalité, ou son déploiement, ou vous voyez ce que je veux dire quoi. Sauf que ça n'est pas posé. Là encore, ambigüité.
J'avais comme hypothèse de départ que Fran Bow souhaitait dénoncer de mauvais traitements en hôpitaux psychiatriques : le personnel de l'asile est au mieux en burn-out, au pire activement maltraitant, les traitements médicamenteux sont de toute évidence mal gérés, les enfants victimes de viols par des figures d'autorité masculines sont pris en charge par des figures d'autorité masculines (srsly ?). Mais le jeu choisit de placer son histoire dans les années quarante, ce qui se mouille beaucoup moins politiquement. Les enfants-patients de Fran Bow sont utilisés comme du décor, du pathos ou du creepy facile ; j'ai cru qu'une partie des missions de la partie 1 pourrait consister à les aider, mais nope.

Du coup ?

Mantra.

"Je ne devrais pas me prendre autant la tête ; ce n'est qu'un jeu vidéo."

Et j'en suis triste. Triste parce que les puzzles ne sont pas sales, que l'ébauche de worldbuilding est chouette mais qu'on ne me laisse pas savoir si c'est vrai ou non, que la direction artistique était cool, qu'il y avait des thèmes intéressants abordés, et qu'il semble que j'attende la lune d'un jeu dès qu'il me paraît tenir la moindre promesse de création ou de réflexion.

Comme disent certains, on ne joue pas aux JV pour l'histoire.

Tant pis.

1 commentaire:

  1. Quand j'ai découvert ce jeu à sa sortie, j'étais perdu. Sept ans plus tard, avec un patch vf, j'ai eu un nouvel espoir.
    J'espérais avoir une réponse, une explication, concernant ce jeu. Malheureusement, visiblement, elle en est absente...

    Et je n'arrive pas à me faire à ce fameux mantra. Si un jeu-vidéo travail à ce point sur son histoire, comment est-il possible de l'ignorer ?

    Cruelle déception...

    Malgré tout, ce blog est une belle aventure en soit. =)
    (et la petite pensée à la saga MP3 Trimoria m'a fait sourire malgré cette conclusion)

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